Tristement célèbre : Highway of Tears

S’il y a un sujet plutôt tabou auprès des auto-stoppeurs, c’est bien souvent le risque, le danger. Ce n’est pas par naïveté ou par ignorance, mais plutôt par besoin fondamental de faire contrepoids à tous les commentaires, à toutes les remarques, à tous les avertissements que nous donnent notre entourage, proches et inconnus qui, alimentés par la paranoïa des médias, nous disent « Mais c’est pas dangereux, le stop ? » Bien sûr que c’est dangereux. J’espère bien que tous les auto-stoppeurs le savent et acceptent ce risque en toute connaissance de cause.

Autoroute 16 trans-CanadaCependant, faire du stop en France n’est pas faire du stop en Afrique du Sud. Faire du stop en tant que femme est bien différent qu’en tant qu’homme. Il y a des endroits dans le monde où faire du stop est plus risqué, et où être soldat, femme, adolescent ou autochtone rend particulièrement à risque. Voici un exemple des plus frappants : le Canada .

L’autoroute des larmes

Il existe au Canada une route qui est aux auto-stoppeuses ce que la route des Yungas  est aux cyclistes. Une route tristement célèbre dans un pays où l’on se sent relativement en sécurité. On la surnomme Highway of Tears, l’autoroute des larmes, route de 724 kilomètres traversant d’est en ouest le nord de la Colombie-Britannique, reliant au passage une multitude de territoires et de réserves appartenant à des communautés autochtones, entre autres les Tsimshian, Nisga’a, Cheslatta, Gitxsan, Wetsewet’en et Carrier-Sekani.

Carte Highway of Tears

Voir une carte des communautés autochtones de Colombie-Britannique (anglais).

 Depuis 30 ans sont disparues sur cette route de nombreuses femmes, majoritairement d’origine autochtone. C’est la disparition de la planteuse d’arbres Nicole Hoar, 21 ans, en 2002, qui attira l’attention des médias sur le nombre élevé de disparitions aux abords de la route désormais tristement célèbre. Puis, en septembre 2005, de grandes campagnes de sensibilisation et une marche furent menées dans les communautés afin que ces jeunes filles ne tombent pas dans l’oubli et obtiennent justice. Ironie du sort, l’auto-stoppeuse Tamarra Chipman, 22 ans, disparut quatre jours plus tard près de la zone industrielle de Prince Rupert. La dernière victime fut recensée en 2006, Aielah Seric-Auger, la plus jeune de toutes (14 ans seulement). Les chiffres avancés varient selon que l’on compte les disparitions sur l’autoroute seulement ou toutes celles de la région traversée. On avance souvent le nombre de trente, bien que la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) a recensé en tout dix-huit cas de meurtres ou de disparitions interconnectés et non résolus.

 

Nombre d’entre elles faisaient de l’auto-stop au moment de leur disparition. Il faut comprendre que le transport public est déficient, voire inexistant entre les communautés et qu’il est parfois impossible de rejoindre la famille, les amis ou un centre de loisirs sans avoir de véhicule personnel. Un seul service de bus dessert la région deux fois par jour, s’arrêtant seulement dans les villes principales. Le retour même du lycée pose problème à partir du moment où l’on rate l’autobus scolaire, seul lien régulier entre la communauté et le lieu d’études. La pauvreté est endémique dans les réserves et communautés autochtones, il est assez rare que les résidents gagnent suffisamment d’argent pour acquérir un véhicule. La famille ne peut donc pas se porter garante d’un minimum de mobilité pour les jeunes étudiants.

L’auto-stop y est donc gage d’autonomie, et à vrai dire, l’un des seuls moyens de transport accessible. En outre, nombreux sont les jeunes qui marchent sur le bord de cette autoroute puisqu’elle est bien souvent la seule voie routière liant les communautés entre elles. Les disparitions ne sont pas toutes liées à l’auto-stop, mais bien inhérentes à l’exposition à un prédateur dans ce secteur.

Victimes de l'autoroute des larmes

En 2006, une seconde marche d’une extrémité à l’autre de l’autoroute des larmes mena au Symposium Highway of Tears, une initiative communautaire visant à agir pour cesser le massacre. Les recommandations du Symposium visent à intervenir sur quatre plans : prévention de nouvelles victimes, plan de mesures d’urgence, counselling auprès des familles des filles disparues, développement et soutien des communautés.

Panneau anti-auto-stop

Des constats et des recommandations pour la sécurité des femmes

Les meurtriers étant insaisissables (et plutôt réfractaires aux efforts de sensibilisation…), la prévention de nouvelles disparitions s’effectue surtout par l’éducation de jeunes filles à risque et notamment par des panneaux en bordure de route visant à décourager la pratique. Mais il n’est pas facile de convaincre les jeunes filles de ne pas faire d’auto-stop (et les garçons, eux ?) sans donner l’amère impression que l’on blâme la victime pour  le crime qu’elle a subi. « Mais à quoi pensait-elle, faire du stop ? Elle l’a cherché, après tout ! » D’autant plus que la cellule d’opération spéciale Highway of Tears E-Pana de la GRC a choisi de n’inclure dans la liste que les disparues possédant des caractéristiques dites « à risque » : auto-stoppeuses, accro aux drogues dures et prostituées. Difficile de ne pas faire l’amalgame… Ajoutez à cela les traumatismes récents entourant les meurtres de jeunes droguées et prostituées de Vancouver Est par Robert Pickton, meurtrier en série dont le nombre de victimes pourrait se monter à quarante-neuf. Dur, dur d’être auto-stoppeuse en Colombie-Britannique !

Outre les panneaux de prévention, le rapport du Symposium (disponible ici en anglais seulement), propose un certain nombre de recommandations. En voici les principaux éléments :

  • Instauration d’un service de navette entre les différentes communautés.
  • Patrouille intensive et intervention de la GRC auprès des auto-stoppeuses. La collaboration des employés du secteur public et des résident riverains serait mise à profit à cet effet, en communicant à la GRC la position et le signalement des auto-stoppeuses pour faciliter l’intervention.
  • Arrêt et octroi de passages gratuits sur le bus régional pour les auto-stoppeuses ayant le profil des victimes.
  • Installation d’une série de check-points d’auto-stop couplés à un réseau de refuges permettant de passer la nuit dans une autre communauté que la sienne lorsque l’on est mal pris. Les refuges sont déjà monnaie courante dans les communautés.
  • Installation de téléphones d’urgence dans les portions de la route où il n’y a pas de couverture de téléphonie mobile.
  • Campagnes de prévention dans les écoles, collèges, universités, agences de plantation d’arbres, etc. et y cibler tout particulièrement les femmes membres des premières nations. Maximiser la sensibilisation en utilisant les médias.
  • Organisation des groupes de jeunes et proposition d’activités récréatives et de services sociaux à leur portée.
  • Élaboration d’un plan d’urgence-disparition à l’échelle régionale, impliquant des équipes locales et la GRC à partir du moment ou une disparition est signalée, s’assurant ainsi d’un temps de réaction optimal et que les déclaration soient prisent au sérieux par les autorités.
  • Établissement d’un plan de crise disposant de ressources autochtones formées, adaptés à la réalité et à la culture locale.
  • Meilleure communication entre la GRC et les familles des victimes.
  • Établissement d’une fondation « Highway of Tears Legacy Fund » afin de faciliter la mise en place les recommandations du rapport.

Pour aller plus loin…

L’histoire d’Highway of Tears et des centaines de disparitions de jeunes femmes autochtones inspira le long métrage Finding Dawn (À la recherche de Dawn) de la réalisatrice métisse Christine Welsh, disponible pour visionnement en ligne via le site de l’Office National du Film.

Vos commentaires sur ce sujet délicat sont bienvenus.

Je suis moi-même une auto-stoppeuse aguerrie, et je sais que de sortir sans heurt d’une situation n’est pas signe qu’il n’y ait pas eu de danger.

J’ai trouvé la force de relater sur ce blog mon propre kidnapping, datant de février 2008, en Allemagne (un pays a priori très sûr). Malgré tout, j’ai refait du stop, dans des circonstances parfois extrêmes, en acceptant le risque inhérent à la pratique. Et ça continue !

7 Commentaires for “Tristement célèbre : Highway of Tears”

Anonymous

dit :

Bonsoir Anick-Marie,

Je précise tout de suite : je suis un homme et je ne connais pas le Canada…

Ton texte m’inspire deux réactions :

1) L’auto-stop subi (= on n’a pas d’autre choix que de faire du stop) n’est jamais un bon départ pour faire de l’auto-stop. Biensur, on a tous commencé à lever le pouce parcequ’on manquait d’argent et qu’on voyait des voiture aux 3/4 vides. Mais en rester à çà et ne voir l’auto-stop que comme un banal moyen de transport est le début du danger selon moi. Au contraire, si opte pour de l’auto-stop « choisi », c’est-à-dire qu’on a d’autres motivations pour faire du stop (écologie, rencontre de personnalités, casser la froideur sociale de la peur de l’étranger, …) alors on travaille son approche de l’autostop differement et on prend en compte les aspects humains …y compris les plus risqués. On se prépare, on anticipe. Donc la jeune ado qui fait du stop au milieu des étendues sauvages du Canada juste parceque papa n’a pas assez de sous pour lui offrir une voiture, bein çà m’affole un peu…

2) La réaction des autorités me parait excessive. On passe du tout blanc au tout noir. Dommage de ne pas réflèchir à des solutions grises. Comment faire de l’autostop avec précautions, en limitant les risques, en évitant l’anonymat. A l’époque des téléphones portables et des GPS, ne pourrait-on pas inventer une hotline de prévention pour informer les trajets d’autostop. Bref, les autorités cherchent surtout à se couvrir plutôt qu’à trouver une vraie solution. Ils ont l’air de dire « Ne faites pas çà ! Et pour votre problème de transport : démerdez-vous ! ». La solution de facilité quoi. Dommage.

Voili, voilu,

Merci pour ton article. C’est toujours bon de présenter un point de vue critique de l’auto-stop.

Samuel

Globestoppeuse

dit :

Bonjour Samuel,

Merci pour ta réaction. Oui, l’auto-stop « subi » est différent de l’auto-stop de loisir, de vacances, l’auto-stop « choisi ». Toutefois, la réputation et même l’histoire du lieu en fait une route dangereuse pour toutes, pas seulement celles qui n’ont pas de ressources pour le transport. C’est par exemple ce qui s’est passé avec Nicole Hoar, une planteuse d’arbres, métier de vacances, d’année sabbatique s’il en est un.

Pour ce qui est des autorités, la réaction me semble effectivement incohérente. De nombreuses institutions sont impliquées dans la mise en place de solutions. Mais tant qu’on n’aura pas identifié un coupable pour certains de ces meurtres, on tentera tout de même d’endiguer le massacre. Après tout, si plusieurs voisins se font cambrioler, n’est il pas normal de s’équiper d’un système d’alarme, à nos propres frais ? Ça ne résout pas le problème à plus long terme, bien évidemment.

Le rapport propose plus de solutions que la simple sensibilisation des jeunes filles. Le territoire est en lui-même une limitation importante : montagnes, route sinueuse bordée de boisés denses, crevasses et fossés, faible densité de population… C’est d’ailleurs pour cette raison que la couverture GSM est minimale et que de grandes portions de la route ne permettent pas l’utilisation d’un mobile.

Toutefois, certaines avenues d’avenir pourraient se dessiner dans des programmes de covoiturage locaux efficaces, l’auto-stop participatif par exemple, à condition bien sûr que le projet soit sécurisé.

À suivre donc…

Anonymous

dit :

Effectivement, ma première réaction manquait d’indulgence concernant la lourde responsabilité des institutions. L’urgence justifie probablement des mesures radicales dans un premier temps pour « arréter l’incendie ». A suivre donc … autant leur travail que ton blog d’ailleurs 🙂

Samuel

Goldmund

dit :

Personnellement, j’adore faire du stop (loisir). Je suis très intéressé par votre point de vue concernant le danger dans lequel se trouve l’autostopeur. Ce qui est frappant, c’est que du point des vue automobilistes, c’est aussi la peur qui les empêche de partager leur trajet. Eux aussi prennent le risque. Qu’est ce qu’on fait pour eux ?

L’exemple de la « routes des larmes » que tu nous proposes est extrême. Aussi dramatique que ce soit, ce serait dommage d’en tirer des mesures de protection, de sécurité, encore et encore… même au profit des autostopeurs. Pourquoi ? Parce que cela ne serait jamais suffisant, par définition. Alors, au risque de vous paraître idéaliste, je préfère faire de l’autostop une philosophie. Une philosophie du risque, une philosophie de la rencontre, du voyage… Un moment de liberté, de risque aussi, d’aventure, de détachement, de vrai plaisir de se sentir à la marge du système, de la loi parfois, pour un temps au moins…

On pourrait parler longtemps de sécurité sans véritablement trouver de solution. Et ce que j’aime dans l’autostop, c’est ce risque, calculé, de choisir une certaine forme de liberté, de se tester soi-même, de tester les autres, de les détester quand ils passent tout près en accélérant et de se réconcilier avec eux lorsque l’un d’entre eux s’arrête et vous dit qu’il ne va pas jusque là mais qu’il peut vous en approcher; Là, franchement, je me réconcilie avec l’humanité tout entière.

Globestoppeuse

dit :

Absolument d’accord avec toi. J’ai choisi ce sujet « extrême » pour trois raisons.

Tout d’abord, il n’existait aucun article expliquant la situation en français, tandis que la route est relativement connue au Canada anglophone.

Ensuite, je remarque qu’il existe dans la communauté des auto-stoppeurs une certaine répugnance à parler de l’aspect sombre de la pratique. Le danger et le risque sont tellement magnifiés par les gens qui ne le pratiquent pas que ceux qui le font s’abstiennent. Ils écoutent en disant « bah… » Mon approche est différente : je sens qu’en parler, c’est reconnaître la réalité le plus possible telle qu’elle est pour aller, espérons-le, au-delà de la panique. C’est en parlant de mauvaises expériences que j’ai le plus appris sur la façon de me sortir d’une mauvaise expérience… J’en conclus que d’en parler permet également de rendre la pratique plus sécuritaire.

Enfin, j’ai choisi tout particulièrement ce sujet puisqu’il s’agit d’un des rares cas où c’est ma condition de femme qui me ferait choisir de ne pas faire d’auto-stop dans cette région. Cette route est gynécidaire, et c’est ce qui me choque le plus – le danger n’affecte que les femmes.

Goldmund

dit :

Je comprends ton approche. C’est tout à fait pertinent.

Il existe certainement une auto-censure de la part des auto-stoppeurs, bref, des gens finalement qui aiment se débrouiller discrètement sans trop se plaindre… J’aimerais bien faire son profil type et peut être remarquera-t-on certains traits communs qui leur permettent d’accepter le danger sans en parler… En fait, c’est cet autostoppeur là qui m’intéresse, celui qui fait fit plus ou moins consciemment du danger. Il ne serait peut être plus là avec des mesures de sécurité pour le protéger. Ou au moins, la situation serait bien différente. Il trouvera certainement autre chose pour se procurer ce petit plaisir. Il faudra d’ailleurs trouver un nouveau mot puisque l’autostop ne sera plus;
Je crois que je suis trop conservateur…

Personnellement, quand je fait de l’autostop, je ne veux pas qu’on me protège, qu’on s’occupe de moi, qu’on me barde de mesure de sécurité, je veux qu’on me fiche la paix, enfin, et qu’on me laisse prendre ce petit risque, c’est ma responsabilité, ma vie, c’est un jeu et je veux jouer… C’est peut être pour ça que moi comme d’autres ne préfèrons pas en parler : on aime les règles du jeu.

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