Écrit en novembre 2010 et publié initialement dans L’Autre Voie n°7 – 2011, ce texte rédigé en même temps que la Bible du grand voyageur précède de quelques mois la fondation de Globestoppeuse. Légèrement réédité ici pour le style et la précision, il est en quelque sorte fondateur de mon analyse féministe de l’auto-stop et du voyage alternatif. Il n’y avait à l’époque et à ma connaissance qu’un seul site traitant du stop au féminin : Hitchbase (archive), la base de données allemande ayant précédé Hitchwiki. Fait a noter toutefois : la majeure partie de l’article avait été écrite par un homme.
Assise au fond de la salle de conférence du Road Junky Travel Film Festival, j’écoutais Ludovic Hubler relater les grandes lignes de son fantastique voyage de cinq ans à travers le monde en auto-stop.
Au beau milieu de la période de questions, une jeune Allemande se leva et lui demanda : « Croyez-vous qu’une femme seule aurait pu réaliser un voyage semblable au vôtre ? »
J’imagine bien l’inconfort du conférencier, lequel se mit à balbutier un peu nerveusement. « Je ne sais pas. Je ne crois pas. C’est beaucoup trop dangereux pour une femme. » Quelques paires d’yeux se tournèrent vers moi presque instantanément.
Le lendemain, je présentais au même endroit sur le thème « Voyage solo au féminin » et j’avais beaucoup de choses à dire. Ce n’était pourtant pas le cas quelques mois auparavant, alors que l’on m’avait approchée pour la énième fois pour que j’aborde publiquement le sujet. J’avais toujours refusé, prétextant ne pas « voyager pas au féminin », mais bien voyager tout court. »
Il ne m’était jamais venu à l’idée de tenter d’isoler l’influence du genre sur mes interactions avec la route et ses personnages. À vrai dire, je ne comprenais pas ce qu’espéraient entendre les gens qui se pointent à ce type de présentations.
Néanmoins, j’avais déjà quelques pistes. Par exemple, j’ai toujours été frappée par l’inadéquation des recommandations faites aux femmes par des hommes en ce qui a trait au voyage et plus particulièrement à l’auto-stop. La majorité de leurs conseils sont très handicapants ou inapplicables : prendre en note tous les numéros de plaque d’immatriculation, prendre des photos de ses conducteurs et les envoyer à quelqu’un par SMS, etc. Certaines suggestions sont même carrément dangereuses, comme l’utilisation de gaz lacrymogène dans un espace confiné comme une voiture… sur une autoroute ? Ou encore de tirer brusquement sur le frein à main, le bras de vitesse, etc.
Le plus souvent, les femmes sont simplement découragées de faire de l’auto-stop seules : c’est trop risqué… Pourtant, du stop, j’en fais beaucoup et je suis loin d’être la seule.
Sans prétendre parler au nom de toutes les auto-stoppeuses, je me permets de vous présenter quelques images de ma réalité et quelques constats basés sur mon expérience.
Ce témoignage vous brossera d’abord un bref portrait de mes habitudes de voyage « vagabond », puis décrira la perception que j’ai du risque lors de mes déplacements et les stratégies que je déploie pour me préparer mentalement. Enfin, je tenterai d’isoler quelques éléments de l’influence du genre sur ma pratique de l’auto-stop.
Un prétexte, une base, un terrain de jeu
Mes itinéraires s’articulent généralement autour d’un projet : études, visa vacances-travail, programme de volontariat, stage, conférences, écriture d’un livre, etc. C’est ce que j’appelle mon « prétexte ».
Cette démarche me rassure, car elle me permet de justifier face à autrui comme à moi-même ma mobilité ou ma présence dans un lieu. Ce repère m’est presque indispensable et je n’hésite pas à me trouver au besoin un projet a fortiori de ma décision de me rendre quelque part.
Le plus souvent, l’endroit où je m’installe devient temporairement ma « base ». Pour moi, la base est surtout le lieu où je peux entreposer du matériel, mais c’est aussi là où je peux revenir après une courte absence. Je m’y sens suffisamment chez moi pour y recevoir du courrier, des appels, des gens. D’ordinaire, c’est la maison d’un ami, voire un partenaire ou encore une communauté intentionnelle de voyageurs, mais ce peut aussi être un appartement ou une chambre que je loue.
Depuis cette base, j’explore les environs en me déplaçant à pied, à vélo, en transport en commun, en voiture avec des amis ou encore en auto-stop. Je pars parfois pour quelques semaines, effectuant un trajet en boucle avec un bagage plus léger. Dans ces cas-là, je campe ou j’utilise le réseau d’hospitalité Couchsurfing pour trouver de l’hébergement. Règle générale, je m’organise plutôt pour rendre visite à des connaissances en route, ne dormant chez les inconnus qu’en dernier recours.
Cartes par Stamen Design, sous licence CC BY 3.0. Données par OpenStreetMap, sous licence ODbL.
Mon « territoire », c’est l’ensemble des régions dans lesquelles je me sens à l’aise de circuler, car la culture, la langue et les parcours me sont familiers et je peux y trouver des points de chute. Mon « terrain de jeu », comme j’aime si bien l’appeler, recouvre une grande part de l’Europe à l’exception des pays de la Baltique, la Turquie, une bonne partie de l’est du Canada et Iqaluit au Nunavut, bien que je me sois aussi rendue au Pérou et au Kazakhstan via la Russie.
À l’intérieur de mon territoire, certains trajets me sont extrêmement familiers, par exemple Paris-Lille-Bruxelles-Amsterdam, Paris-Berlin, Groningue-Brême, Berlin-Prague, ou Montréal-Rimouski. Certains sont le fruit de voyages plus exceptionnels comme Paris-Porto ou Istanbul-Prague. Néanmoins, une fois que j’ai parcouru un chemin, il devient part intégrante de mon territoire.
Je me déplace presque principalement seule et en auto-stop, à moins qu’une autre possibilité se présente : variantes du train-stop en Allemagne, covoiturage organisé par un ami, billet de bus ou de train offert, etc. Exceptionnellement, je prends l’avion, mais j’essaie à présent de limiter mes vols à des trajets intercontinentaux.
L’an dernier (2009), j’ai parcouru près de 20 000 kilomètres en auto-stop, dont environ 1 500 avec un compagnon. Je ne sollicite jamais autrui pour voyager avec moi, mais je leur permets parfois de m’accompagner. Je préfère de loin me déplacer seule, de façon indépendante et libre.
Un exercice de gestion du risque
Voyager seule implique une totale responsabilité quant au déroulement de mes périples. J’ai conscience de devoir prendre à chaque instant une multitude de décisions : le contenu de mes bagages, les vêtements que je vais porter, l’endroit depuis lequel je solliciterai des conducteurs… Surtout, je devrai gérer mon humeur et mon attitude. Toutes ces décisions affectent directement les conditions de mon voyage, que ce soit au niveau de la sécurité, du confort ou même simplement de l’expérience vécue.
Être en sûreté est une préoccupation de chaque instant. Je prends des mesures holistiques pour préserver mon intégrité physique et matérielle. Je ne distingue pas la violence sexuelle des autres risques inhérents au voyage. Elle se combine et s’entremêle avec la possibilité d’être volée, de perdre mes effets personnels, de m’égarer, de ne pas trouver d’endroit sûr où passer la nuit, d’être impliquée dans un accident, de tomber malade ou de devoir marcher pendant des heures.
Lorsque j’effectue des trajets connus, je me sens globalement en sécurité. Je me soucie des difficultés à prévoir sur le parcours comme les nœuds autoroutiers ou de longs segments sans station-service. Pour diminuer le risque, je prépare une feuille de route présentant l’itinéraire optimal, les challenges probables, les alternatives, les aires de service, les grandes villes, etc.
Les mauvaises expériences avec des conducteurs ne peuvent pas être anticipées, aussi je m’en préoccupe le moins possible. Je m’assure toutefois d’être personnellement dans les meilleures conditions pour le cas où la situation venait à se gâter : je dors suffisamment la nuit, j’évite de boire de l’alcool ou de faire usage de drogues pour être alerte pendant la journée, je planifie mon trajet en profondeur, je porte des vêtements pratiques, couvrants et visibles, etc.
Mes préoccupations sont un peu différentes lorsque je prends une route pour la première fois, notamment si la région ou le pays me sont inconnus. Dans ces cas, je me soucie des conflits linguistiques et culturels que je risque de rencontrer avec mes conducteurs et qui peuvent détériorer la communication à un point tel que je ne puisse pas passer un message fonctionnel pour assurer ma sécurité. Par exemple, il me sera difficile de clarifier que je fais vraiment de l’auto-stop et que je ne racole pas, ou même de comprendre rapidement que mon comportement a été mal perçu. Je perds la possibilité d’être directe et réactive dans le cas d’une proposition à caractère sexuel. Les malentendus potentiels sont une source de frustration pour les deux parties, mais cela peut surtout conduire à des situations ou je suis particulièrement vulnérable. Pour pallier ces inconvénients, j’évite certaines pratiques à risque lors de mon passage dans des régions nouvelles et inconnues : je planifie des étapes plus courtes afin de ne pas être prise pour faire du stop la nuit et j’ai toujours une alternative à l’hébergement chez l’habitant (une tente, un contact ou de l’argent sur moi).
Stratégies de préparation mentale
Je me prépare mentalement à relever le défi que m’offre une destination nouvelle en glanant un maximum d’information de première main auprès de personnes qui ont fait du stop là-bas, préférablement des femmes. Par exemple, lors de mon premier voyage en Turquie, j’ai d’abord effectué des recherches sur Internet et suis tombée sur un article écrit par une femme prodiguant des conseils de sécurité aux auto-stoppeuses désireuses d’en faire en Turquie. Loin d’être alarmiste, le texte me donnait une vision assez nuancée de son expérience.
À cette occasion, je contactai également deux autres femmes ayant de l’expérience dans ce pays, une Russe et une Polonaise m’ayant été référées par des amis. Je leur posai des questions spécifiques et leur demandai de commenter l’article que j’avais trouvé. J’en tirai de précieuses informations, mais cela ne m’était pas suffisant.
La préparation mentale devait me transformer en profondeur. En effet, quelques semaines avant mon départ, je m’astreignis à imaginer mon enlèvement, mon viol et mon meurtre. Ces images très dures apparaissaient en boucle dans mon esprit durant mes heures de travail routinier. Au début, il n’y avait aucune autre issue possible que la souffrance et la mort. Mais petit à petit, mon destin imaginaire se transformait. Tantôt, je tentais en vain d’échapper à mes assaillants. Parfois, je survivais. Les scénarios devinrent de moins en moins macabres : j’arrivais à m’enfuir avant que les choses ne tournent mal, ou encore je sautais hors de la voiture en mouvement…
Auparavant, j’avais peur de l’agression sexuelle, de la violence ou de la menace. Je me sentis graduellement prête à accepter le risque inhérent à ce voyage et à assumer les conséquences, aussi tragiques qu’elles puissent devenir. Après cet épisode de préparation mentale, ma vraie crainte était désormais celle du meurtre ou de contracter le SIDA, deux issues irréversibles et irrémédiables.
Cette préparation fut également une opportunité d’anticiper et de réaffirmer les limites du comportement acceptable de la part de mes conducteurs potentiels. Il me fut alors possible de prévoir un protocole d’intervention flexible pour le cas où ces limites seraient dépassées accidentellement ou intentionnellement.
Lever le pouce au féminin
Le fait d’être une femme affecte directement ma pratique de l’auto-stop. Cette influence peut s’exprimer en matière de contraintes et d’avantages par rapport à la gent masculine, mais aussi de façon qualitative, dans la manière même de vivre l’expérience.
Mon temps d’attente est inférieur d’environ la moitié comparativement à mes collègues mâles. Beaucoup de conductrices s’arrêtent pour moi, pour me protéger. Elles me disent souvent qu’elles n’ont jamais pris de stoppeurs auparavant, mais que comme je suis une fille, c’est différent. Le discours est semblable du côté des conducteurs. D’autre part, je reçois fréquemment des remarques à caractère sexuel, presque quotidiennement dans certains pays. Les agressions potentielles sont un souci constant. Pour un auto-stoppeur, somnoler est généralement perçu comme un manque de politesse. Pour une auto-stoppeuse, c’est carrément une pratique à risque.
Toutefois, l’influence du genre est difficilement quantifiable, d’autant plus qu’il modifie ma manière même de faire de l’auto-stop. Les formes de mon corps, le choix de mes vêtements, la façon dont mes cheveux sont coiffés, ces paramètres influencent la vitesse à laquelle je trouverai quelqu’un pour m’emmener (voir notamment les travaux de Nicolas Guégen à cet effet). Ces facteurs pourraient aussi affecter le type de personne qui me prendra et la perception que cette personne aura de moi.
Pour moi, voyager avec un routier me permet de vivre un trajet plus sûr : son temps est régi par des impératifs professionnels, son véhicule est plus facilement identifiable, son parcours parfois étroitement contrôlé, etc. Mes collègues hommes trouvent ce transport trop lent et en ont moins souvent l’opportunité. Les offres à caractère sexuel sont courantes, mais ce type de voyage me demande moins de concentration et s’avère plus reposant que celui fait avec un véhicule personnel.
Enfin, au-delà de mon expérience relativement limitée sur le plan géographique, le fait d’être une femme peut entraver ma mobilité pour des raisons socioculturelles ou même légales, par exemple si les femmes n’ont pas le droit de se déplacer sans être accompagnées ou si la ségrégation des sexes est d’usage dans les transports. Je m’imagine très mal faire du stop en Afghanistan, là où ma mobilité en tant que femme est déjà bien restreinte dans les transports en commun !
Conclusion
Repensant à Ludovic Hubler et à la question de la jeune Allemande, je me dis que sa réponse était juste. Une femme n’aurait pas pu réaliser un voyage comme le sien. J’irais même jusqu’à affirmer qu’un homme n’aurait pas pu le faire non plus. L’ensemble des possibilités que représente un voyage ne peut être résumé par une simple dichotomie de genres.
Bien sûr, certaines limitations sont extérieures à l’individu, d’ordre légal ou culturel par exemple. Cependant, la teneur en aventure est principalement déterminée par le niveau de risque auquel le voyageur est prêt à s’exposer et la perception qu’il a du danger encouru. Le genre et notre socialisation genrée sont des facteurs qui entrent en jeu parmi tant d’autres.
En outre, dans le domaine des voyages comme partout ailleurs, les conséquences du genre ne sauraient s’analyser simplement en termes d’avantages et d’inconvénients, mais aussi qualitativement. On ne voyage pas nécessairement moins loin ou de façon moins aventureuse parce qu’on est une femme, on le fait surtout différemment.
Note biographique : Éducatrice en environnement de formation, Anick-Marie Bouchard vagabonde en Europe et en Amérique du Nord depuis 2002.
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