Du plus loin que je me rappelle, j’ai toujours voulu mettre les voiles, « sacrer mon camp » comme on dit vers chez moi. Peut-être est-ce parce que je venais d’une région insulaire ou que mes relations de famille étaient pour le moins houleuses… Toujours est-il que j’ai des souvenirs qui datent de l’âge de six ans où je dis à mon frère : « Un jour, on partira loin d’ici ». Je ne pense pas que je voulais dire loin de mes îles natales car bien que je susse qu’il existait au delà des vagues une grand’terre, je n’en rêvais pas, pas plus que je ne rêvais aux merveilles de ce monde.
J’ai mis du temps à réaliser que la terre était grande, principalement au travers de ma passion philatélique, communiquée par mon père avant même la sortie du film « Les aventuriers du timbre perdu ». J’ai découvert l’Australie grâce à ce joli timbre koala, puis le Laos à travers ce timbre multicolore représentant l’UNESCO. J’ai connu les Magyars par leur posta et les Émirats Arabes Unis par leurs gros timbres représentant des peintures occidentales. À mes huit ans, j’ai mis tous ces pays sur un globe terrestre, mais les sillons de la terre ronde ne m’ont pas séduite.
Nous avons quitté notre archipel. Arrivés sur la grand’terre, c’était maintenant la loi du plus fort et je ne faisais visiblement pas partie de cette catégorie. Ma maison était une comme une prison où mes geôliers tentaient de me contenir en dépit de mes grandes escapades aventurières dans les boisés, le ruisseau et le terrain de golf voisin. L’ambiance entre quatre murs oscillait entre les cris et les pleurs, les démons du passé et ceux du présent. La souffrance était la norme. J’ai longtemps cru que c’était à cause de moi, enfin, on me l’a bien souvent fait comprendre…
Avertie par mes géniteurs que les familles d’accueil n’étaient pas une porte de sortie (car on y battait les enfants), je rêvais de fugue et de grande ville, je rêvais de Montréal dont les rues me semblaient suffisamment accueillantes de ces fameux « sans-abri », et où je pourrais survivre. J’avais 10 ans lors de ma première fugue, cachée dans les classes vides de l’école attenante à l’église où je chantais. J’ai craqué en entendant sa voix m’appeler, celle du maître de chorale, mon mentor et mon protecteur.
Dans mon casier grand ouvert de l’école primaire, je gardais un change de vêtement au cas où je devrais partir rapidement. Dans mon pupitre, suffisamment de comprimés pour attenter à ma vie, en cas d’urgence. Dans mon placard, un grand sac de sport comprenant l’essentiel de mon existence, tout ce qui me fallait pour survivre, c’est à dire mes bijoux de pacotille (pour les revendre, comme dans les bédés), la collection de timbres, des ciseaux (pour me couper les cheveux très courts), quelques vêtements et un billet de dix dollars.
Quand la protection de la jeunesse m’a auditionnée suite à une plainte, je tremblais de peur. Je leur ai dit que tout allait bien… les larmes aux yeux, inquiète des sévices à venir d’un côté comme de l’autre.
L’adolescence confirma mon attrait pour la grande ville où je sentais les possibles se matérialiser. Je ne remercierai jamais assez ma cousine de s’être pointée à la porte de ma vie, au milieu des portes qui claquent et des hurlements. C’est elle qui m’invita à sortir, à m’évader, c’est elle qui me fit rêver d’Inde, de Tibet, de sac à dos et d’aventure. Géographe, indépendante et audacieuse, elle fut le modèle qui me manquait pour rêver à la vie plutôt qu’à la survie.
Au lendemain d’un épisode suicidaire passé quasiment inaperçu dans mon milieu, j’ai décidé de partir à l’aventure à travers le Québec. À mes parents, j’ai annoncé mon départ en précisant qu’ils auraient des nouvelles s’ils y consentaient et que je disparaîtrais dans le cas contraire. Je suis donc partie pour l’été, avec ma guitare, par principe, même si je n’en jouais pas. J’ai pris la route.
Ce fut l’été de mes seize ans, un été vécu d’amours et de covoiturage. Quatre cents dollars en poche, cinq semaines de virée, mes premières tentatives d’auto-stop, mes rencontres d’amitiés virtuelles qui me menèrent jusqu’à Matane puis même chez cet oncle à Sept-Îles, à mille kilomètres de mon point de départ. Les larmes aux yeux, ma grand-mère et sa voix, s’étouffant dans le combiné téléphone pour la première fois depuis des années.
J’irai la voir de mes yeux, dès que j’en aurai la force…
Je croyais pouvoir tenir une dernière année dans l’âtre brûlant du foyer, mais mon corps en décida autrement. La raison me quittait par les pores tandis que la pression montait. Il eut fallu que cette chaleur m’alimente sans me brûler, mais c’est au coeur de l’hiver qu’elle ne me fut de plus aucune utilité.
Disparue un peu avant Noël sans trop donner de nouvelles, je m’étais réfugiée chez mes parents de mon amoureux du moment, dans la compagne de la Petite Nation. Personne ne semblait s’inquiéter de ma disparition, et quand j’osai finalement appeler, on ne fit pas grand cas de mon absence. Le ton était donné. Mais ce sont quelques jours après mon retour que tout bascula. Dans le froid glacial qui marquait le passage à l’année 1998, la coupe déborda. Il faisait trente degrés sous zéros. Plutôt que de marcher en entier les kilomètres qui séparaient le travail de la maison, je m’ensevelirais sous la neige et j’y trouverais le sommeil.
C’est mon amoureux qui fit sonner le téléphone et vint me chercher en voiture en cachette de ses parents. Ce soir-là, j’ai fait le grand saut dans le sexe à défaut de plonger dans la mort.
Huit jours plus tard, j’emménageais dans un appartement à l’autre bout de la ville.
Les agrais étaient en place. Et même si la voile n’était encore ni gonflée ni tendue, je pouvais y voir battre par saccades les cordages battre la chamade de la liberté.
7 Commentaires for “Mettre les voiles”
Jolan
dit :Très touchant cet article sur tes débuts, on ressent l’enfermement dans tes mots et ces premières virées naïves mais si belles, de celles qui nous marquent a vie par cet état d’esprit qu’on possédait a ce moment la, comme si rien n’avait vraiment d’importance. Et c’est ca qui au final les rendent inoubliables dans nos esprits.
Merci pour ces mots très bien posés sur ce papier virtuel ^^
Globestoppeuse
dit :Merci Jolan,
À la fin de mes conférences, en discutant avec les gens, je constatais toujours que les gens avaient rêvé de faire ce que je fais, tandis que moi, non. Cette nouvelle série d’articles à saveur autobiographique pourrait un jour constituer un livre, j’y pensais depuis un moment. J’espère qu’ils aideront à faire comprendre mon point du vue et ce qui m’a construit, ce qui m’a amenée à être forte et à vivre cette vie. J’ai besoin de faire de ce blog mon espace, de vous recevoir, mes lecteurs, à dîner et de vous servir un bon vin pendant que mon être coloré devient pour un moment transparent. xX
erika
dit :Très personnel et pas fabriqué pour deux cennes. J’adopte 😉
Maïder
dit :Tellement de force et de sincérité dans ton article, cela fait du bien à lire et permet effectivement de mieux cerner qui se cache derrière la Globestoppeuse 😉 Je me retrouve dans certains de tes mots, ce besoin de liberté, de légéreté. Merci à toi de te livrer ainsi !
Samuel
dit :La fugue… le voyage comme fuite …
Le livre « les évaporés du Japon » devrait t’intéresser :
http://www.arenes.fr/spip.php?article3957
Globestoppeuse
dit :Merci, je le rajoute sur mon Goodreads.
C’était un premier départ… 6 kilomètres, ça peut être très très loin…
Quel blogue pour quel état d’esprit ? - Taxi-Brousse
dit :[…] puisqu’ils parlent de l’urgence de prendre la route ou de l’essence du voyage : Mettre les voiles de Globestoppeuse, L’oiseau sans pattes de Vie nomade (si l’idée du nomadisme vous […]